Journal de bord, Cali

CALI, COLOMBIE
DANZAS DE AMOR Y GUERRA

Arrivée à Cali

Le voyage : exténuant, très long avec en prime quatre longues heures de transit à Bogotá. Puis Cali où j’ai été accueilli à l’aéroport par Rafael et Leyla son assistante flanqués d’Angelica, petite jeune femme jolie et pointue, mon guide pendant tout ce mois d’Octobre. Il fait très bon le soir et assez chaud dans la journée mais ça va. Mon hôtel moche mais propre et pour l’instant un petit studio avec de quoi cuisiner, assez calme. Ce matin j’ai rencontré M.B le directeur de l’Alliance française de Cali, un tout jeune homme sympathique et ouvert. Une bonne chose. Rendez-vous à dix heures le crâne en compote à cause du jetlag sur le lieu où nous jouerons le 25 prochain. Un théâtre moderne avec une scène convenable mais très peu profonde. Repas de midi avec J. P directeur de projets au Ministère de la Culture colombien. Un homme sympathique et avenant. Nous devisons gaiement en accueillant Diego le créateur lumière un gars compétent qui a bien roulé sa bosse en Europe.
Tout à coup les projecteurs se mettent à trembler puis bientôt le sol. Impressionnant. Quand nous finissons par comprendre de quoi il retourne nous tentons une sortie « élégante » vers la rue. Nous apprendrons plus tard que le niveau de la secousse a été de 5,7 et que l’épicentre se situait à 30km de là dans la vallée de Cauca. Il paraît que ça secoue de temps en temps par ici. Repas délicieux à midi en compagnie de tout le petit monde. L’ambiance est bonne, je mange du poisson et bois du jus de Lulo, un fruit exotique, savoureux. 31 personnes à l’audition que je mène sans difficulté. Le niveau n’est pas très bon. Les danseurs ont du potentiel mais on ne leur a pas dit où trouver les clefs ni comment les tourner. Je repère tout de même 7 danseurs probables pour le projet. 4 garçons et 3 filles.. Nous continuerons demain matin et commencerons le travail dans l’après-midi. Nous rentrons à pied après avoir bu un coup dans un bar de la vieille ville. Cali est moche et assez pauvre mais très vivante. Le niveau de misère est très grand dans certains endroits. On me conseille de ne pas sortir la nuit tout seul et on m’indique les quartiers à éviter. La violence est importante ici mais avec les précautions habituelles il n’y a pas de problèmes. J. P m’a demandé si le Sacre (qu’il a vu au jacob’s Pillow il y a quelques années) pourrait être disponible pour le festival de Bogotà en Novembre 2013….Qui sait?
Dépaysement
Hier nous sommes allés au théâtre à pied au travers des rues animées du centre ville. Rien à voir avec Bogotá. Ici le dépaysement est total et je n’ai pas les mots pour décrire la population Caleña, un métissage ahurissant d’hispaniques, indiens, africains qui donne une infinité de nuances, de carnation et de formes.
De vraies laideurs humaines, beaucoup de richesses que côtoie une misère monstrueuse et parfois des beautés à couper le souffle moulées dans des jeans prêts à rompre. Du bruit, des hurlements de sirène, une violence urbaine latente en même temps qu’une bonhomie et une vraie gentillesse.

L’audition se poursuit et je parviens à la conclusion que, dans le meilleur des cas, je n’obtiendrai qu’une équipe plutôt moyenne. Nous décidons Rafael et moi de prendre des risques et de renverser la table. Ce sera donc d’un côté : Henry et Angeli, un beau noir athlétique et une blonde un peu métissée, douce et sensuelle – Mon Dieu, protégez votre enfant !

De l’autre, trois petits « campesinos », de petits paysans (c’est ainsi que nous les appelons pour faire court !) vivant à une heure de la ville, éperdus de danse, taillés dans du bois brut, durs et candides, simples et semblant tout d’une pièce.
Des âmes perdues? Une de leurs improvisations sur une cantate de Bach a foutu des frissons à tout le monde.

Ce qu’ils parviennent à faire tous ensemble après quelques heures de travail est assez incroyable.
Nous verrons au bout du compte si nous avons eu raison. 5 danseurs donc et non plus 7 ce qui semble arranger les finances un peu limitées du projet.
Je suis encore (pour quelques jours) sous l’effet du jetlag et je lutte pour ne pas m’endormir trop tôt.
Ce matin ce cher Daniel a sonné la charge à 5h, heure colombienne !
Les choses vont bien, la terre ne tremble plus sous nos pieds et je sens que je vais prendre plaisir à créer.
Tension sur la ligne
Hier… tensions sur la ligne! Un chat s’est introduit dans une centrale et a fait sauter tout le réseau internet de la ville pendant plusieurs heures. On suppose qu’il a reçu un entraînement sévère dans quelque camp retranché de la subversion.
A midi dans la rue la chaleur semble déchaîner la frénésie ambiante. Nous nous rendons à l’hôtel Aristi où l’on me dit qu’un des salons de cette relique coloniale nous est réservé pour continuer le travail. Une habitude certaine des coups fourrés en tout genre qui égaient la vie sinon besogneuse du chorégraphe contemporain me tient en alerte. A l’entrée de l’hôtel nous attend Yuri, une grande fille noire que nous avions sélectionné et qui s’est débrouillée pour arriver à la première répétition avec quatre heures de retard. Nous l’avions donc viré sans état d’âme. La voilà donc qui vient récriminer flanquée d’une créature rousse et un peu glauque au sexe indéterminé.
Je lui dis les choses aussi clairement que possible et tandis que la discussion s’éternise en jérémiades attendues, je sens Rafael se raidir légèrement à mon côté tandis que dans le même temps, à l’écoute de la voix singulièrement grave de Yuri la lumière se fait soudain dans mon esprit :
Yuri est un homme! Je vois l’œil de Rafael qui pétille et tandis que Yuri s’éloigne en tortillant du croupion nous laissons libre cours à notre hilarité. Bravo les chorégraphes perspicaces! Je rappelle à Rafael que c’est bien lui qui avait trouvé à « la danseuse » un charme singulier. Nous entrons dans l’hôtel gardé par des vigiles méfiants (ce côté du centre-ville est un des endroits dangereux de la ville).
Le lieu a du avoir un certain charme mais aujourd’hui il ressemble plutôt à un mausolée poussiéreux et un peu glauque. Des prostituées se pavanent et des hommes douteux sont vautrés dans des sofas.
Au premier étage se trouve le fameux salon, hideux, malodorant, encombré de colonnes à miroirs.
Je sens la colère monter et appelle illico M. à l’Alliance. Je ne travaillerai pas dans cet endroit. Tout le monde se ratatine légèrement mais je n’en ai cure, faut quand même pas pousser. Une heure après, la solution a été trouvée et nous réintégrons le théâtre du centre COMFANDI pourtant réputé indisponible. Cela me ramène plusieurs années en arrière à Lagos, Nigeria où j’avais failli étrangler le directeur de l’AF qui avait eu la riche idée de nous loger dans un hôtel merdique, un vrai coupegorge. J’ai fini par pouvoir me mettre au travail vers 15h. Les danseurs étaient bien entendu
déconcentrés.
Nous avons pourtant revu les différents modules. Comme d’habitude ce qui hier était apparu spontanément juste en improvisant a été difficile à retrouver. Le recul fait aussi émerger de nouvelles questions, des doutes… la routine quand on a un peu d’expérience. Comme de bien entendu et avant tout : la question du cliché… je l’attendais celle là! Les trois campesinos avec lesquels la cantate de Bach joue si bien ne vont-ils pas être perçus comme le stéréotype de l’africain prétendument arriéré que domine la supériorité supposée de la culture occidentale ?
Et Henry, l’homme africain fasciné/fascinant pour la douce et blonde Angeli dont le corps témoigne pourtant d’un métissage avéré? Un peu plus tard, dans un bar du centre, nous parlons Rafael et moi en nous rassérénant avec des « empanadas » et du café. Il me dit son exaspération d’être toujours lui le métis, fils d’un père éthiopien et d’une mère colombienne, soupçonné d’intentions sournoises, de racisme anti blanc et, ici, anti indien aussi. Il me dit : mais alors mon père et ma mère sont des clichés!
Que faire? Diluer les problèmes que pose l’identité dans un consensus bien pensant. Ne faut-il dès lors ne plus mettre en scène qu’un travail sans aspérité? La couleur de peau, l’altérité, les différences de culture, la beauté, la terrible violence… cela existe et l’humanité se déchire et même s’entretue sur ces questions. N’est-il pas de notre devoir de les aborder frontalement et de prendre le risque de poser la question? Il travaille avec des africains ? c’est un raciste opportuniste. Il met en scène des danseurs de différents continents ? c’est du Benetton. Il voyage, il est curieux des autres cultures ? Il fait du tourisme, il est dans la fascination, il doit être anti-français, il ne fait pas du contemporain…
Clichés, n’est ce pas?
Il n’est pas comme nous, nous si intelligents et cultivés, l’avant garde éclairée, les phares radieux mais modestes de la vraie culture.
Une culture qui se veut non-dominante et qui pourtant voudrait tout ramener à sa propre vérité.
Voilà ce que nous nous disons. Le café est bon et un vent frais rend cette fin d’après-midi agréable.
Demain sera un autre jour et le monde continuera de tourner dans les plus complet des malentendus.

Quelques guerriers
……Retour au théâtre COMFANDI, auparavant nous sommes allés avec Angelica, mon guide
Caleño, montée sur ressorts, visiter le théâtre Colombo, à vrai dire une sorte de petit auditorium où nous travaillerons quelques jours la semaine prochaine. Nous avons marché assez longtemps dans la ville sous un soleil, non pas radieux, mais brûlant comme une plaque chauffante. L’impression que donne la ville est très étrange, l’on traverse parfois de longues avenues ombragées par des arbres nombreux semblables à de grands acacias ou bien certains, extraordinaires et gigantesques, dont les branches étendues sont autant de racines qui vont plonger dans le sol aride.
Neuf rios traversent Cali, ocres et rocailleux, ils me font penser à des images de western, de troupeaux franchissant le gué.
La pollution est terrible et de petits taxis jaunes foncent à toute berzingue en essayant d’écrabouiller d’éventuels clients. On sent ici qu’un des sports national consiste, pour les automobilistes, à tâcher de rouler sur les piétons qui, résignés, traversent les carrefours comme le Rubicon. Nous finissons par rejoindre le lieu de répétition indemnes. Les danseurs sont là, ponctuels, ce qui est assez exceptionnel à cause d’une relation au temps, ici, assez élastique. Travail. Faire et refaire. Ça transpire. Angeli nous a rejoint. Elle s’intègre immédiatement au groupe et, passée la première heure, nous sommes tous immergés dans ce que je recherche absolument : une concentration commune propice à faire naître des objets. Le quatuor des hommes se précise dans l’espace, une plus grande justesse dans le travail d’abstraction, dans l’organicité du mouvement.
Peu ou plus d’actions mélodramatiques ou surjouées. Des corps écoutants qui s’actionnent. Le duo prend une autre physionomie, Monteverdi s’efface au profit d’un soundtrack à la guitare des Pink Floyd. Henry reprend son solo sur la même bande sonore. Il danse à nouveau sept minutes d’une extraordinaire intensité. Nous travaillons ensuite sur ce qui va devenir le travail « commun » des deux compagnies, un fragment pour 12 danseurs sur une musique processionnaire espagnole. Là aussi la structure est quasiment trouvée. Diego, l’éclairagiste passe nous voir. Il est touché par ce qu’il voit,
j’espère que son émotion se traduira en un travail sur la lumière juste et pragmatique. J’ai repéré hier à l’Alliance française, et grâce aux conseils de M. le travail d’un photographe colombo-britannique, Christopher Tew. Surtout une série sur les habitants de Cali. Je demande à le rencontrer pour voir s’il serait possible d’utiliser ses photos pour un diaporama qui viendrait clôturer le spectacle.
Diaporama, musique et danse bien sûr… J’ai ma petite idée….En rentrant, je m’arrête acheter quelques fruits dont je ne connais ni le nom ni la saveur, histoire de ne pas laisser mes papilles mourir dans l’idiotie.
L’avenue près de l’hôtel est relativement calme. Quelques cafés chics accueillent la riche bourgeoisie Caleña à la fraîche. J’ai enfin l’impression d’avoir un peu atterri. Je rentre à mon hôtel où je sais que m’attend le vacarme des climatiseurs, le bruit des palles déréglées de mon ventilateur et la silence d’une certaine solitude…..

Ici le travail continue…
La fatigue commence à se faire sentir même si les progrès sont là, reste, plus ou moins consciente,
je crois, la réalité de la situation : je ne vais pas rester, les danseurs ne formeront pas une nouvelle Cie, l’avenir reste flou, une partie du spectacle se fabrique à Medellín dont les danseurs ne nous rejoindront que le 22, le jeu ayant lieu le 25…
Tout cela contribue à donner un climat assez étrange. J’essaye de les faire travailler sans relâche, 4h de suite avec une pose de 15′. Ils ont besoin de cette immersion et, par ailleurs cela nous évite à tous de trop penser à la singularité de l’aventure. Néanmoins tout cela reste assez joyeux.
Hier les garçons ont très bien travaillé et nous sommes arrivés à une structuration de la « Procession » assez juste. Henry et Angeli ont été moins convaincants, je crois surtout qu’ils étaient très fatigués.
Premiers essais de costumes aussi. La jolie Lina se débrouille bien.

En sortant du théâtre, nous sommes allés Angelica et moi faire quelques courses au Carrefour. 15′ de taxi vers un quartier assez huppé où l’on trouve tous les magasins de la branchitude internationale.
Vu beaucoup de femmes directement fabriquées par la chirurgie esthétique. Certaines donnent le sentiment étrange que quelque couture invisible s’apprête à lâcher. Croisé une jeune fille irréellement belle, jamais vu de ma vie un être humain pareil. J’ai oscillé entre le désir de la suivre en tâchant de ne pas me marcher sur la langue et celui de me jeter dans le premier container à ma portée.
Dieu est sans pitié et nous envoie de terribles épreuves. J’ai tenté de me consoler en me disant qu’elle devait être refaite de partout mais… je ne crois pas!
De retour, à la nuit, j’ai discrètement glissé mon vieux corps peu montrable dans l’eau verte de la piscine de l’Intercontinental en méditant sur la vieillesse et l’écroulement de notre monde, ou inversement. Je suis ensuite allé essayer le bain turc, 58° tout de même. Je n’y suis resté que quelques minutes, me tenant prudemment près du bouton d’appel d’urgence, sauvé de l’évanouissement par la perspective peu glorieuse de me voir tiré par les pieds hors de cette étuve.
Les Jacuzzis étaient occupés par des messieurs satisfaits. J’ai observé la jouissance obscène des riches et leur insouciance dans cet îlot de confort luxueux cerné par la misère noire. Qu’est ce que je fous là, ai-je pensé un peu plus tard en mastiquant ma pizza. Voilà le paradoxe de mon métier,
naviguer sur les océans de la misère humaine y danser parfois, avec de temps en temps un plongeon dans la piscine turquoise où baignent les requins. Je rencontre Christopher Tew ce matin, le « gringo » photographe que visiblement les « recicladores » n’ont pas encore réussi à recycler….
Arrivée à Medellin ….Vol très court pour Medellin hier, une heure à peine dans un coucou brinquebalant de la Satena.
Par la route cela prend paraît-il une douzaine d’heures. Nous avons survolé la ville et j’ai reconnu les quartiers à flanc de montagne que l’on aperçoit dans le film de Barbet Schroeder. Rafael et deux danseurs dont la belle Indira, rencontrée à Qibdo l’année dernière sont là à m’attendre. Nous prenons un taxi jusque dans les quartiers sud de la ville où se trouvent le lieu de répétition et mon hôtel, le Solar, très confortable. Nous dînons au Crepes qui comme son nom l’indique s’est spécialisé dans les crêpes et autres pizzas.
L’ambiance est bonne, Rafael assez détendu. Ils partent, lui et sa Cie, jouer à Fortaleza au Brésil entre le 15 et le 22 ce qui ne laisse pas de m’intriguer. Mais quand va-t-il travailler sa partie du projet? Il me dit qu’il a créé deux fragments de 10′ que je vais découvrir aujourd’hui. Je pense quant à moi que tout ça est un peu léger mais, avec un peu de distance, je me dis aussi que ce n’est pas mon problème même si ça l’est tout de même un peu!!!
Je prends plaisir à faire mon travail tout en mesurant la difficulté de pondre en 4 semaines quelque chose de montrable avec des non professionnels. Il ne faut pas être plus royaliste que le roi et tâcher de profiter pleinement des côtés positifs de l’aventure. Medellin est plus moderne et plus propre que Cali, plus blanche aussi par sa population, plus riche semble-t-il. Tout est bâti de brique rouge.
Malgré les affirmations de Rafael ici aussi l’insécurité est grande et, si, vers 19h, nous sommes allés à pied au restaurant situé à quelques blocs du Solar, nous prenons un taxi pour le retour.
La veille à Cali, la matinée a été consacrée à une répétition un peu tronquée dans un drôle de lieu :
le dojo du centre culturel Colombo-japonais.
Angeli n’était pas là, exténuée par trop de travail à la fois. Christopher, toujours un peu timide et sympathique est venu prendre quelques photos, les garçons ont dansé à peu près, Lina est arrivée en retard avec des costumes aux couleurs franches que nous n’avons pas pu éprouver.
Un jour sans!

Medellín


Nous parlons, il semble qu’il ait fait de son mieux. Pour ne pas perdre de temps je lui propose de travailler un peu à la formation des danseurs, tous sympathiques, tous apparemment issus des quartiers pauvres. Le lendemain nous nous retrouvons à 15h. Ils ont utilisé la matinée à acheter les costumes. J’ai eu la veille quelques intuitions et nous prenons le risque de faire table rase.
Je m’attaque à la « Guerre » sur une musique médiévale, très belle. Elle dure 6′ que je boucle en 1h30. Pour « l’Amour », nous utilisons des « musicas de aplanchar », les « musiques de repassage », une succession de tubes plus ou moins ringards. Les choses coulent d’emblée de source et je dégage 14′ réussies. Il est 19h.
Tout le monde est ravi, les danseurs étonnés mais heureux.
Je pense que les deux extraits se tiennent. Ils mériteraient une bonne semaine de travail intense et deux de formation tout aussi intense pour être présentés dignement. J’espère que ça passera.
Voilà, voilà…
Je m’étonne moi-même. Plus jeune, je pense que j’aurais paniqué. Tout cela n’entame pas ma bonne humeur. J’ai adoré découvrir Medellin et certains paysages vus au cinéma. Je pense que je vais créer quelques fragments pas trop mal fichus et que, ma foi, à Medellin, les meubles sont à peu près sauvés….

A Cali

……..Journée tranquille aujourd’hui à Cali où je suis arrivé hier soir sans encombre après un voyage tranquille au côté d’une maman boudinée dans un top panthère avec dos à résille transparente. Au décollage et à l’atterrissage elle faisait des signes de croix frénétiques à hauteur de visage. Les pieds du petit Jésus rebondissant à chaque fois sur ses énormes seins.
Bon, allez, clouez-moi !!!!!!
Donc, aujourd’hui, personne ne bosse, la Colombie fête la découverte des Amériques, je crois.
Je suis allé courir un peu ce matin le long du rio, croisant les habitués, hommes en léger surpoids et hors d’haleine, mes semblables, femmes poursuivies par les ans, quelques jeunes sportifs sans efforts apparents, des pauvres promenant les chiens des riches, une femme dans la cinquantaine courant bizarrement les bras en croix, crucifiée par le dieu jogging, un papy tout maigre et à peine trottinant, suivi de sa femme marchant qui me lance un « olà » jovial comme si nous faisions partie d’une même équipe (ça ne saurait tarder), des miséreux qui lavent leurs affaires dans le rio puant,
des bagnoles, des taxis jaunes, des jeeps transportant des dizaines de pauvres bougres entassés….
C’est relâche, je lis, j’écris, me presse quelques fruits en attendant le moment de panique alimentaire qui viendra bientôt. Ce soir, j’irai nager nuitamment dans les eaux chlorées de l’Intercontinental et demain j’irai faire le créateur, si le Créateur le permet…..
Ici pluies tropicales un connard te verse des seaux d’eau sur la tête sans discontinuer. ça caille, 24° !!!
J’attends le taxi. Je me demandais s’il ne serait pas bon d’avoir une traduction espagnole du carnet, que je vais publier incessamment sous peu. Allez, je plonge !
Comme d’habitude, les choses s’emballent avant la première. Hier une journée très chargée avec un rendez-vous à 8h30 à L’Alliance. Christopher arrive avec une bonne demi-heure de retard. Il pleut et tout s’est inondé très vite provoquant de gigantesques bouchons. Le diaporama est magnifique.
Un travail fort que la quartet à cordes de Dvorák sublime. M. me dit qu’il va falloir s’attendre à des réactions de la bourgeoisie locale. Tant mieux. Toutes les danses sont prêtes, les danseurs aussi, autant qu’ils le peuvent. J’ai fait tout ce que j’ai pu et quoiqu’il advienne, je ne pouvais rien faire de plus que ce qui sera sur le plateau. Des faiblesses bien sûr, certains choix faute de mieux… Mais, dans l’ensemble, ça devrait se tenir. Eider s’est fait braquer son Iphone avant-hier à deux pas du théâtre : « Quieto! Celular! (Tiens-toi tranquille! Ton mobile!) lui a dit un gars en braquant un automatique sur son ventre.

Brusque accélération du temps

Christopher est parti pour l’Angleterre. Nous nous sommes promis de nous revoir, de nous appeler, de travailler ensemble, peut-être à une de ses expositions. J’ai une sympathie spontanée pour ce jeune homme. Il est courageux, sincère, intelligent et se fiche comme d’une guigne de son apparence ainsi que de celle des autres. Toutes qualités qui ne devraient pas lui faciliter la tâche dans le monde de la culture où l’on est volontiers: lâche, sournois, imbu de soi-même et esclave des apparences.
Il s’est agi la semaine dernière d’emballer les différents fragments et surtout les figer dans une forme satisfaisante pour moi mais aussi accessible aux danseurs.
Henry continue de faire des étincelles. On dirait qu’il a définitivement trouvé son espace de liberté.
Toutes ses improvisations sont justes et il me suffit de le pousser par petites touches vers l’endroit où je sais qu’il donnera son meilleur.

Plus difficile avec Angeli qui a dû en quelques jours accepter d’abandonner la carapace formelle du classique pour aller chercher au tréfonds l’essentiel de son geste. Elle a été plusieurs fois au bord des larmes malgré les trésors de diplomatie que j’ai déployé. Leur duo sur le « Volveras » déchiré de Buika est désormais structuré. Il s’est écrit en une dizaine de répétitions durant lesquelles Henry a fait preuve d’une patience à toute épreuve et Angeli d’un courage frémissant.

J’ai fini par écrire un trio de 3′ pour les trois garçons. Javier et Eider, surtout ce dernier, sont décidément bien trop tendres pour surmonter une telle épreuve. Eider a été, bien qu’il le dissimule sous un air coriace, bouleversé par l’attaque dont il a été victime. Il sait qu’il n’est pas passé loin de la mort. La violence, dont le travail de studio nous tient éloignés, s’est rappelée à nous de façon brutale.
J’ai donc utilisé, c’était mon intention de départ, deux mouvements de Monteverdi. J’ai écrit de A à Z comme une ligne claire, qu’ils parviennent à interpréter assez bien. Suit le duo de Christian et Henry moins structuré avec pour contrainte des portés et des empoignades pris dans un mouvement lent et incessant de spirales. Henry est doué d’une force colossale. Il était assis en demi-tailleur, tout le poids des 80 kgs de Christian sur les bras. Il s’est redressé en souplesse emportant Christian aussi facilement que s’il s’était agi d’un nourrisson.
Les costumes sont quasiment prêts et, je crois, assez justes même s’il a été difficile de trouver comment habiller la silhouette opulente d’Angeli.
Elle a été traumatisée par sa formation classique et se rêve maigre et sans formes. J’ai longtemps parlé avec elle en tentant de lui faire comprendre comment elle pouvait parvenir à un certain abandon, comment faire pour adoucir un peu l’oeil terrible et impérieux qui la regarde et la juge en permanence. « …Va vers ton risque, à te regarder, ils s’habitueront. » dit René Char.
Troublant de constater une fois de plus à quel point de jeunes et jolies femmes se jugent de façon aussi fausse qu’impitoyable.
M. et son épouse m’ont invité à dîner un soir. Un repas « muy delicioso ». Leur compagnie amicale fait du bien.
Angelica se démène comme un beau diable pour que tout se passe au mieux. On dirait que rien ne l’épuise. Elle danse aussi et cherche désespérément une issue. En la voyant filmer une des répétitions, je me suis dit qu’elle ferait certainement une bonne réalisatrice. Lina, l’habilleuse, jeune femme sensible à la beauté étrange est aussi danseuse. Beaucoup ici aimeraient consacrer leur vie à la danse, à l’art mais ne le peuvent pas du fait de la situation. Le ministère de la culture tente vraiment de développer la danse notamment la danse contemporaine (pour preuve le projet que je mène ici).
J’espère pouvoir parler avec les responsables culturels et leur dire mon sentiment.
Ici, comme ailleurs, le problème n’est pas le manque de talents, mais la quasi inexistence d’une structuration suffisante et pensée.
Il pleut ce matin. Mon footing attendra.
Hier soir, j’ai commencé à relire le Sexus d’Henry Miller. Je me suis revu dans le bateau reliant Dakar à Marseille, il y a plus de quarante ans. Mon incursion depuis le fond de cale que je partageais avec des centaines de migrants et aussi quelques rats agiles, vers le pont des premières où ma peau blanche m’avait donné accès sans trop de difficultés, son luxe, sa bibliothèque, la découverte stupéfaite d’Henry Miller et le trouble qui s’en était suivi.
Aujourd’hui ce sont moins les passages érotiques que je dévore que ceux où il parle de l’écriture.
Quel talent! et comme ce talent fait du bien.
Bientôt le jeu. L’épreuve du regard des autres, le succès espéré, les mondanités inévitables, la petite dépression post-partum et l’envol vers d’autres horizons avec le sentiment encore une fois d’avoir tout perdu ou presque mais malgré tout, d’avoir dit oui.
Ceux de Medellin arrivent ce soir. Ils n’auront pas travaillé puisqu’une partie d’entre eux revient d’une tournée au Brésil.
Allez, courage, on en a vu d’autres……

24/10

.…Lors des répétitions, la petite équipe qui m’entoure : Angelica, Lina, Diego, parfois Carolina,
Matthieu qui suit ça de loin débordé de boulot, et le directeur de Comfandi qui pointe un œil discret de temps en temps…
Les danseurs sont ravis, applaudis par les autres et désormais partie prenante de l’aventure, le vent chaud de l’amitié souffle agréablement. Ceux de Medellin sont un peu désorientés mais soucieux de bien faire, bien que manque forcément tout le travail que j’ai pu réaliser avec les Caleños.
Je songe à nos approches différentes et à combien il est difficile de juger le travail d’autrui.
Chez moi cela se traduit par deux extrêmes : une réaction de rejet à ce qui me paraît vraiment mauvais ou bien un profond désintérêt et, quand c’est vraiment bien, de l’admiration.
J’ai appris à relativiser mes jugements après avoir vu couronné ce que je tenais pour de sombres méfaits. Tous les dégouts sont dans la nature !
Peut-être la critique sans pitié que j’adresse à mon propre travail en permanence me sauve-t-elle un peu de mon arbitraire et de mes réactions atrabilaires.
Je suis condamné à lutter sans relâche pour conquérir ma propre estime et à accepter la vie, avec parfois ses injustices, comme elle vient.
Ceci étant il y a tout de même beaucoup d’artistes improbables qui roulent carrosse doré et ferraillent en se pavanant dans les théâtres du monde …
Asi es la vida !
Ici, ça travaille, enfin moi et les danseurs, Diego et Lina et Angelica et Carolina… tout le monde est sur le pont. Dans ce genre d’aventure j’ai remarqué qu’il y en a toujours un qui ne fait pas grand chose, qu’il soit dépassé par les évènements ou qu’il ait fermement pris le parti du moindre effort.
Ces êtres me font penser à ces passagers malades qui supportent mal la croisière. Ils ont petite mine et ressemblent à ces caméléons qui, bien que fondus dans le paysage, laissent apparaître deux yeux inquiets roulant dans des orbites désorientées.
Je ne me fais trop de souci pour eux, ils rebondiront et sortant de leur cachette, leur langue bien pendue attrapera à distance et sans qu’ils risquent grand chose les miettes du banquet.

25/10 

Travail tout à l’heure à 13h où nous devons réaliser la quadrature du cercle avec 34 projecteurs pour 8 ambiances différentes et être prêts pour 20h.
Il me tarde que le jeu ait lieu pour pouvoir investir à nouveau le monde quotidien et que cesse un peu la hantise.

26/10

Hier, succès! Un public honorable dans la petite salle de l’auditorium mais surtout la présence de personnalités de la culture colombienne dont la directrice de la culture au ministère.
Applaudissements nourris, débat avec le public, en espagnol s’il vous plait, et congratulations mutuelles. Effusions d’amitié avec les danseurs. Les trois danseurs de Guachéné me serrent dans leur bras et me bouleversent. Nous allons dîner en petit comité à l’Azul, une occasion de siffler un Malbec délicieux tout en conversant avec JP qui me propose à nouveau un Sacre du printemps en novembre 2013. Nous devons nous revoir demain. Parmi les personnalités, il y avait donc la directrice des arts Mme Guiomar Acevedo qui semble avoir été conquise, la directrice du grand théâtre Isaacs de Cali… T. et M. étaient ravis, cela m’a fait plaisir. Ils se sont battus pour ce projet et m’ont toujours soutenu.
Rafael est parti très vite après le spectacle et nous nous sommes séparés en bons termes. J’ai publiquement déclaré tout le bien que je pensais de notre collaboration malgré la distance entre nos deux villes de résidence Medellin et Cali, ce qui a été une façon je crois assez élégante et sincère de dire la complexité et les limites structurelles du projet.
Le spectacle va donc jouer en novembre dans le festival Danza en la Ciudad, et sans doute à Medellin en 2013. Par ailleurs, j’apprends avec plaisir que le ministère a décidé qu’il tournerait dans les villes d’origine des danseurs, ce qui garantit une pérennité intéressante pour le travail.
En rentrant à mon hôtel vers minuit, j’ai savouré ma réussite et ne pouvant m’endormir de suite j’ai repensé à tous ceux que j’ai découvert durant ce mois de travail intense, les danseurs bien sur, Angelica, ma « guarda espaldas » petite nana courageuse et déterminée, Lina, la belle habilleuse, Diego le débonnaire qui a fait les lumières avec un peu plus de trente projecteurs tout en citant Brecht ponctué de « hijo de putas » retentissants…
Comme le dit la chanson de Buika sur laquelle dansent Henry et Angeli …No fueron tan malos algunos momentos….
Dernier jour à Cali.
Hier soir repas délicieux, du mérou, au Quijote, un restau près de chez M. Nous avons diné à l’extérieur avec M. sa femme et T.
La soirée était douce et tout en discutant nous nous sommes envoyés des Caipirinha, un alcool brésilien mélangé à du jus de citron et deux bouteilles de Malbec. Ce matin nous avons fait pénitence avec M. en allant courir le long du rio ou plutôt promener notre mal de crâne.
Je fais mes valises et prépare mon voyage retour.
Dans l’après-midi je rencontre à nouveau JP au « Lugar a dudas » un centre d’art contemporain où je fais la connaissance d’Oscar Munoz, son directeur et grand artiste plasticien colombien. Nous abordons la question d’une recréation du Sacre dans le cadre de la prochaine biennale de Cali en 2013 que Je n’accepterais que si les conditions sont réunies.
Ce soir, salsa avec les diplomates !
Nous allons à El Habanero, une boite plutôt familiale qui joue de la salsa cubaine. Sur le mur du fond, un immense poster où Celia Cruz sourit de toutes ses dents. C’est « quitschissime », un son du tonnerre et bouteille de rhum sur la table. Je suis épuisé. Je lutte pour ne pas m’endormir tout en observant les couples qui se déhanchent sur la piste éclairée par des boules à facettes multicolores.
Une jeune fille chante en dansant, un petit homme étreint une femme gigantesque, un autre, chaussé de vernis bicolores, enlace souplement une petite brune replète boudinée dans un body violet,
virevoltant sur de hauts talons noirs qui semblent à peine effleurer le sol. Beaucoup de couples d’âge mur dansent avec un sérieux d’église. Un grand homme à tête de comptable tient par le bout des doigts une femme au visage grave presque triste. Que célèbrent-ils ainsi? On est loin des corps chauffés à blanc et des parades évidemment sexuelles de certains couples.
Ce qui tient ces deux là sur la piste, si dignement pénétrés, doit certainement à voir avec quelqu’essence de la danse en ce qu’elle a de plus cérémonieux. C’est cela, une cérémonie célébrant avec une calme gravité et dans un démence de rythmes, la vie, leur vie…

CALI ET FIN

Aéroport de Cali. J’embarque pour Bogotá puis Paris. T. rentre lui aussi. M. est venu nous saluer ce matin et Angelica, fidèle jusqu’au bout, se démène encore pour me faciliter les formalités. Nous prenons une dernière photo, épaule contre épaule et nous promettons de bientôt nous revoir. Je mesure ma chance, toute l’amitié reçue, le travail accompli, la vérité et la profondeur du projet et la découverte de la Colombie, sa violente beauté, ses richesses, ses misères et les êtres attachants qui la peuplent. Je regarde le ciel. Il est d’un bleu limpide aujourd’hui et je vais bientôt m’y suspendre pour rejoindre les miens. Le soleil s’est mis à chauffer Cali et sa vie frénétique.
Là haut, sans que je la vois, je sais que brille ma bonne étoile….

Heddy Maalem, Cali, Octobre 2012