Pourquoi et pour qui danser ?

Je suis l’héritier de deux cultures : l’africaine et l’européenne. J’ai consacré vingt ans de mon existence à me former dans des pratiques issues des cultures asiatiques.
Un travail avec « le monde entier » en quelque sorte ! Pour aborder les questionnements qui sont les miens.
Ceux du chevauchement des identités, l’attraction/répulsion qui fait le danger des tribus, la sourde violence des corps, leur sensualité, la poétique de leur présence, l’équivoque entre sacré et profane…
Presqu’une décennie s’est écoulée durant laquelle, souvent intuitivement,
j’ai cherché à tracer puis poursuivre une route.
Des soli dont les plus remarquables « Un Petit Moment de faiblesse » et « Étude Nue » continuent de tourner.
Des pièces médianes comme : « Trois Vues sur la douce paresse », « Une Petite Logique des forces ».
Deux pièces « africaines » à cinq années d’intervalle :
« Black Spring » et « Le Sacre du printemps » qui tournent elles aussi.
Avant et entre temps « K.O. Debout », « L’Ordre de la bataille », « Un Champ de forces ».
Dans beaucoup de ces travaux j’ai utilisé l’image vidéo en veillant à ce qu’elle ne soit pas une pièce rapportée mais nécessaire, qu’elle fasse corps avec l’oeuvre.
Les rencontres de Nicolas Klotz puis de Benoît Dervaux m’ont enrichi.
Souvent dans le doute mais obstinément, j’ai suivi une voie, elle m’a immanquablement menée vers la terre de mes origines ou plutôt, de nos origines !
J’ai été amené à me poser la question du pourquoi et pour qui danser en même temps que celle du comment.
Si je me retourne un tant soit peu sur ces dernières années, j’aperçois une logique interne à chacune de mes entreprises :
la recherche du mouvement le plus juste dans la plus grande économie de moyens, pour une écriture sobre.
Le choix d’écrire la danse, celui d’aborder les problèmes de front, le refus du contournement comme celui de l’ironie.
Celui de ne pas être un artiste sans oeuvre !
Je me suis heurté au mur fait d’indifférence en même temps que de fascination qui nous sépare mais qui partage aussi Nord et Sud, j’ai essayé de marcher sur sa crête. J’ai souvent eu le vertige et je suis tombé.
Chaque pièce est une nouvelle escalade et d’une certaine manière, une chute.
Qu’y a-t-il de plus important pour un homme que tenter de se hisser sur l’intenable, droit debout ?
Je sens confusément la réponse en moi et dans chacune de mes actions. Le pressentiment que derrière des problèmes d’importance :
la discrimination, le mépris, le malentendu général… il en va bien plus que d’une question de couleur de peau.
Le massacre est depuis longtemps généralisé et l’homme un loup toujours plus gris.
L’Europe n’est plus le centre du monde, elle n’est qu’un des berceaux de notre intelligence.
De toute part, le monde nous arrive, il est plus que jamais la somme des ailleurs.
Il est toujours plus incompréhensible, mais en un sens, c’est un village dont les habitants s’ignorent ou s’entretuent.
C’est un jardin sauvage, pas l’Eden !
Nous vivons le temps d’après « L’Eden et après » un temps où, comme le dit le poète Yves Bonnefoy : « …Il fait nuit dans l’Histoire ».
Que faire sinon tenter fragilement de travailler à ce que le regard accepte de s’appesantir sans haine sur autrui.
S’il y a une urgence dans le siècle c’est bien celle du ralentissement de la ruée générale vers le Rien.
Contempler le Monde-Terre, en comprendre le fruit, avant que ne survienne… la mort en ce jardin.

                                                                                                          Heddy Maalem