MAYA DÉCHEVAUX

 

Maya Déchevaux n’était pas jolie, non, elle était bien plus que cela.

Elle avait quelque chose que n’avaient pas les autres filles. En plus d’être grande, mince et élancée, avec un beau visage ouvert où se noyaient deux grands yeux pensifs au vert insondable.

Elle avait de la personnalité.

« Les filles sont jolies dés que le printemps est là » dit la chanson. Maya, elle, était belle toute l’année, printemps, hiver, automne, été !

Bien sur, Maya ne le savait pas, et c’est ce qui rajoutait à son charme et sa beauté. Elle allait la plupart du temps insouciante et gaie, pleine d’une force joyeuse et oublieuse de l’effet qu’elle provoquait.

Elle courrait, poussée par la joie de vivre. Ce qu’elle préférait par-dessus tout c’est que son père, quand il la ramenait de l’école, la laissa tout en haut du chemin, assez loin de la maison au milieu des champs.

Maya alors exultait. S’ouvrait à elle tout un monde, son monde. Elle chantait, parlait à haute voix, s’inventait des histoires, respirait  de toutes ses forces l’odeur de la terre retournée, guettait l’aboiement sympathique de sa grosse lourdaude de chienne qui, l’ayant reniflée à la ronde, venait gaiement à sa rencontre.

Que la vie est belle ! Se disait Maya, et en plus, il y avait le goûter, les devoirs attendraient !

Maya travaillait très bien à l’école. En fait, elle ne travaillait pas beaucoup, pas trop en tout cas. La plupart des choses lui paraissaient facile, elle apprenait sans peine et passait le plus clair de son temps à s’amuser mais aussi à lire, ce qu’elle adorait

Bien sur, elle était encore une petite fille mais plus tout à fait tout de même, elle allait bientôt avoir douze ans et elle sentait bien qu’elle changeait, aux bouleversements dans son corps, au moindre intérêt qu’elle portait à ses innombrables poupées, au fait surtout qu’elle avait cessé depuis un moment de trouver tous les garçons idiots.

La plupart d’entre eux étaient bien entendu un ramassis de crétins grimaçants que Maya et ses copines s’amusaient à faire tourner en bourrique. Certains cependant, ils n’étaient pas nombreux, avaient quelque chose qui attirait Maya. En les observant, elle discernait une beauté étrange, une sensibilité, une intelligence, une force sauvage parfois qui l’intriguait et l’attirait.

Elle se demandait que faire de ce sentiment qui grandissait comme une fleur étrange dans sa poitrine. Cela faisait l’objet de discussions passionnées entre elle et ses amies. Aucune n’osait bien sur dire à quel point cela la troublait. Elles riaient la plupart du temps, racontant des bêtises mais le sachant, inventant des histoires, commentant à n’en plus pouvoir les moindres péripéties de la vie du collège, se vantant d’avoir vécu des choses dont le mystère, hélas, restait entier.

Etait-ce cela l’amour dont on parlait dans les livres qu’elle dévorait en même temps que ses tartines, qu’elle apercevait dans les films et parfois dans la vie de tous les jours.

Quelle était cette chose dont tout le monde faisait tant de mystère, cette chose terriblement tendre et attirante mais à la fois dangereuse et un peu répugnante ?

Maya était avertie des choses de la vie comme disait ses parents. Elle savait tout ou à peu près de ce que les adultes appelaient les relations sexuelles. Elle en avait une idée technique qu’elle ne mettait pas vraiment en relation avec elle-même, Maya, la passionnée.

Non, l’amour était autre chose. C’était un fruit étrange et elle comptait bien y goûter un jour quand son cœur s’ouvrirait pour de bon à un garçon.

Elle pressentait que cet amour là n’était pas sans danger. Cela devait peut-être faire souffrir aussi ! Elle souffrait déjà parfois, jalouse un peu des conquêtes de ses copines plus à l’aise qu’elle dans le petit jeu de séduction auquel toutes se livraient avec ces balourds de garçons.

Quels imbéciles, pensait Maya. Ils ne la voyaient pas.

Mais il fallait être un garçon pas ordinaire pour percevoir l’extraordinaire beauté de Maya. Elle ne se donnait pas à voir si facilement. Le regard devait d’abord consentir à traverser les apparences, à dépasser la vision première que l’on pouvait avoir de cette petite, bientôt toute jeune fille, charmante certes mais un peu effacée. Maya n’était pas effacée du tout, simplement, elle attendait, et du profond d’elle-même au travers de ses énigmatiques yeux verts, le fauve de sa beauté vous sautait à la gorge pour ne plus vous lâcher !

C’est bien ce que sentaient confusément tous les garçons, la plupart empotés qui peuplaient l’univers de Maya. Ca leur fichait la trouille ! Eux aussi, malgré leurs bravades se demandaient bien ce que pouvait être l’amour et pour cacher leur gêne, ils proféraient les pires grossièretés en ricanant comme des hyènes.

Idiots, idiots, triple idiots, pensait Maya, se disant, décidément que le prince charmant n’habitait pas dans sa région.

Donc, Maya était passionnée.

Elle avait au moins deux passions : soigner les animaux et monter les chevaux.

Monter « son » cheval, Champion. Champion lui avait été offert par son père quand elle avait neuf ans, il était tout blanc, vif comme l’éclair, malin comme un singe, gentil et cabochard. Maya l’adorait et Champion aimait Maya. Ils se comprenaient parfaitement. Elle passait parfois beaucoup de temps à le pomponner. Champion se laissait faire patiemment sachant qu’au bout de ces longues séances de toilettage, il finirait bien par obtenir une récompense.

Tu es à moi, lui disait-elle, rien qu’à moi, tu es le plus beau des chevaux et un jour je t’amènerai jusqu’en Espagne et nous galoperons sur les grandes plages de sable blanc.

Maya rêvait. Elle s’imaginait, cheveux au vent, fonçant à cheval sur Champion, soudain il trébuchait, elle tombait, presqu’évanouie, elle entendait le galop d’un cheval, surgissait un garçon monté sur un étalon noir, il descendait souplement de sa monture et se penchant vers Maya, déposait un doux baiser sur ses lèvres entr’ouvertes.

Maya soupirait.

Elle savait bien qu’elle rêvait, mais l’amour, l’amour viendrait-il un jour ?

Que serait sa vie ? Comme celle des adultes semblait compliquée et bien loin des contes de fées et des romans à quatre sous qu’elle lisait  en un éclair.

Que deviendrait-elle ?

Toutes ces questions hantaient Maya comme elles hantent le cœur de tous les adolescents du monde mais, elle, Maya, n’avait pas peur. Elle sentait comme du feu en elle, une grande force en train de naître. Elle avait une faim dévorante, une faim insatiable de vivre. Peur ? Peur de quoi ? Maya se sentait prête à affronter tous les dangers, même l’amour ! Elle avait pris des coups déjà, des blessures, des vexations. Elle savait qu’elle encaissait bien, mieux qu’un boxeur !

Maya, l’indomptable.

Certes, elle avait la larme facile et ne se privait pas de pleurer tout son saoul mais, au fond d’elle-même, sa détermination était aussi tranchante qu’un silex et ce tranchant apparaissait par moment dans ses yeux quand elle était en colère et que, dans son cœur, le silex faisait des étincelles.

Maya était bien dans sa vie. Elle aimait ses parents qui bien sur l’adoraient. Elle s’entendait bien avec son jeune frère, Léo. En fait elle l’aimait beaucoup mais il l’horripilait parfois avec ses histoires. Il avait la fâcheuse tendance de se prendre pour un lion ! C’était un rêveur patenté qu’elle voyait courir à toute vitesse autour de la maison, souvent armé jusqu’aux dents, qu’il avait belles et blanches, à la poursuite d’on ne sait quel ennemi invisible.

Elle se gardait bien de le lui dire mais elle était très fière de son frère, le lion courageux..Mais embêtant !

Maya aimait marcher dans la nature autour de la maison, elle promenait ses chiens fidèles, inspectait les ronciers supputant la future récolte de mûres, guettait du coin de l’œil la robe immaculée de Champion, le nez enfoui dans l’herbe tendre.

Que la vie était belle, pensait-elle, qu’elle était bien chez elle, parmi les siens, mais qu’elle avait envie d’aller ailleurs aussi, découvrir tout ce qui, elle le savait, se promettait à elle.

Sa poitrine se gonflait d’impatience, son cœur s’envolait par delà les nuages et le toit de sa maison, loin, loin vers l’étendue sauvage de la vie à venir.

Douze ans, songeait Maya, douze ans, ça commence pour moi et je pète le feu ! A cheval ! Au galop !

Ainsi était Maya Déchevaux et tandis que la vie grandissait en elle, on voyait dans ses yeux verts, briller l’éclat de silex gris de son âge farouche.