Le chantier

Le moteur du pick-up tournait avec régularité emportant les deux tonnes d’acier qui traversaient le paysage automnal. C’était un mélange de couleurs un peu passées qui peinaient maintenant à rappeler un été définitivement révolu.
Il aimait conduire. C’était dans ces moments que, tout en gardant sa vigilance, il pouvait le mieux laisser aller ses pensées.
La benne était pleine du matériel qu’il venait d’acheter. Ecrous et boulons, du goudron de Norvège pour le pied des piliers, dix demi chevrons qui viendraient soutenir le toit.
Il avait pris aussi des sacs de ciment qui feraient le béton dont il avait besoin pour sceller solidement les poteaux.
La veille, on lui avait livré du sable et du gravier. C’était toujours le même petit homme à moustaches avec son air malin et ses yeux fureteurs. Il le voyait évaluer sa maison, ses possessions, les alentours, comme un animal reniflant quelque chose dont il voudrait s’emparer.
Il était facile de lire en lui à livre ouvert.
Il maniait son véhicule avec aisance et lenteur, donnant à sa tâche, livrer trois tonnes de sable, une importance démesurée.
Le monde est rempli de créatures malfaisantes, songeait-il, tout en se demandant si, peut-être à son insu, il ne faisait pas parti du lot.
Il aimait travailler de ses mains. C’était un exutoire qui contribuait à calmer un peu son esprit toujours en ébullition et la tendance qu’il avait toujours eu à se perdre dans sa rêverie. Il aimait contempler le monde et laisser monter dans l’air immobile devant lui , le chant que la vie lui inspirait.
Cela avait failli le perdre, puis, il était redescendu sur terre et avait entrepris de se lier un peu mieux à la réalité.
Cela avait correspondu à cette époque où, tout jeune homme, il était tombé sur ce livre au titre énigmatique : Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Robert Pirsig, un étrange précis de philosophie au travers de l’histoire d’un père et de son fils traversant à moto l’Amérique des années 70.
Il y était question de vie, d’Art, de qualité et d’adaptation au réel.
L’entretien de la vieille moto qui servait à leur périple en faisait partie.

C’est à ce moment, songeait-il, qu’il avait résolu d’apprendre à se servir de ses mains et, bien qu’étant resté quelque peu maladroit, il s’était assez bien débrouillé pour retaper sa maison, en connaître un rayon sur tout un tas de petites choses bien utiles et ne pas appartenir à la cohorte de ces intellectuels empotés, ses amis, qu’il pouvait désormais regarder avec une certaine commisération.

Il regardait avec inquiétude les hommes de son âge. Quel carnage!
De vieux cons navrants pour la plupart.
Il sentait qu’il avait oublié quelque chose. il allait être obligé de refaire le chemin.
Il savait comment s’y prendre pour réaliser son ouvrage mais regardait le ciel avec inquiétude. Il était capable de pleuvoir sur ses scellements et tout serait à refaire.
Il voyait le ruban gris de la route, le paysage qui maintenant se teintait de gris.
Il se demandait si la bétonnière consentirait à se mettre en marche après tous ces mois passés à rouiller sous le hangar.
Il voyait déjà son ouvrage. Il savait qu’il le finirait. Il y parviendrait comme il parvenait à réaliser ce qui lui tenait vraiment à coeur, comme il était parvenu à survivre jusque là.
Il faudrait qu’il mette des gants et faire attention à ne par déformer les tôles en les posant.
Il construirait ce foutu abri.
Il prendrait sa vie à pleines mains.

Il vivrait, oui, il vivrait, comme il avait toujours vécu, et il ferait en sorte que tout tienne debout.