La voie de l'union harmonieuse des forces

Voilà,
On avance doucement. Un pied puis l’autre.
Il faut bien placer ses appuis.
Savoir où l’on met les pieds, n’est ce pas?
La suite en dépendra.
On établit la juste distance, tranquillement, c’est à dire dans le temps juste. Les japonais ont un mot pour ça, il veut dire l’espace et le temps mais aussi, le silence,
l’intervalle, la distance d’engagement entre deux adversaires.

Ce n’est pas une affaire de combat.
Si vous voulez le combat, allez dans la rue et Satan vous empoignera.

C’est développer la capacité d’être tout soudain dans la présence contradictoire d’autrui, de s’en faire l’objet, d’en être partie intégrante.

C’est comme ça que le maître brise la lance.

Il renonce au combat en devenant le coeur de l’énergie que le combat déploie. Dans l’oeil du cyclone, il impose sa paix.
Le temps ralentit puis, parfois, s’abolit. Le corps que l’on a entrainé si longuement à ses automatismes, agit comme sans nous. Nous nous faisons discrets avec le partenaire, comme un hôte courtois s’effaçant devant l’invité. Il va vers sa chute, ravi à lui même, tandis que nous nous absentons.
Car, dans cette pratique, comme dans toutes celles qui valent, voilà la grande affaire:

Nous sommes en trop.

Tout le dur labeur tend à nous rendre légers et aptes, comme le vent, à porter, invisible, une aile inattendue.

Que faisons-nous, nous les aîkidokas, héritiers incertains des samouraïs farouches?
Comme nous sommes loins de ces vérités découvertes dans la proximité de leurs combats à mort.
Nous ne savons pas bien mais nous sentons confusément qu’il y a là une justesse, une manière très intelligente qu’ont eu ces maîtres lointains d’utiliser le simulacre du combat pour tâcher d’apprendre à vivre sans trop nuire.

Aux autres. à soi.

Nous ne comprenons rien, longtemps, parfois jusqu’au bout. Nous nous évertuons à faire l’exact contraire de ce que propose, comme tout art, cet art sans concession qu’est l’art de combattre.

Tout y passe: l’orgueil, la fausse humilité, la main mise sur le faible, la soumission au fort.
Là où il faut du silence, nous déblatérons. Nous intriguons, nous envions, nous jalousons, nous faisons de la politique, nous avons hâte d’être arrivés avant d’avoir su discerner la ligne du départ.

Et ça dure, et nous nous répétons, inlassables, nauséeux.
Au centre de nous mêmes nous nourrissons de sombres desseins.

Nous avons le ventre noir.
Alors, vient cette envie de rendre.
Il faut « attacher le ventre » comme disent encore les japonais.
Avoir des tripes, si vous préférez.

C’est cela, l’Aîkido, c’est cela la pratique d’un Art.
La lutte, l’abandon. Sans relâche, lâcher.

Et tenir.

Un de mes amis danseurs a donné un titre merveilleux à sa dernière création :
« Le bateau qui va vraiment sur la mer ».

C’est une leçon.

Les leçons ne se prennent pas qu’au Dojo ou bien le Dojo, c’est aussi les livres, la musique, l’espace sacré des musées mais encore, le cheval ignoré au fond du pré, attentif à notre distraction, la main sans le pinceau, le peintre agenouillé devant l’arbre.

Que croyez-vous? Que l’on y arrive ? Qu’à l’enfant sage et truqueur, le bon maître donnera, pour finir, la jolie récompense?

Ah, comme nous la serrons sur notre absence de centre, cette ceinture noire, en ignorant encore, que, passée au fil du temps, délavée par nos corps pleins de larmes, elle reviendra, si nous avons de la chance, à sa blancheur initiale, celle du débutant, vous savez, celui qui avait honte tandis qu’il confondait ses pieds avec ses mains mais qui avait tellement soif d’apprendre.

Pourtant, quelle chance nous avons, livrés au destin bien funeste, d’avoir rencontré sans savoir que nous la cherchions, une voie possible, un passage vers l’ouvert, un chemin de connaissance, une montagne enfin impossible à gravir, qui nous élèvera.

Je regarde, depuis bien longtemps désormais, nos gestes, nos élans, nos curieuses étreintes.

Et je m’interroge.

Qu’essayons nous de nous dire quand les mots semblent ne plus suffire ?
Que se disent les boxeurs dans leur tragique explication? Quel est le secret échangé par ces couples dans l’abrazo du Tango? Que contient l’échange un peu feutré de l’Aïkido?
Comme toujours, il faut prendre de la distance, cesser un peu de participer à l’empoignade générale, contempler dans un certain éloignement, l’ensemble du mouvement.
Voir les corps, quittant le bavardage de leur gesticulation, tenter de se discipliner et de mettre au jour les signes qu’ils contiennent.

Il en faut de la discipline et du travail acharné pour extirper de notre confusion, du mensonge efficace, un semblant d’alignement avec les forces qui nous traversent.

On nous prie encore une fois de débarrasser le plancher, de ne pas encombrer inutilement le tatami, d’être là pour de bon.

Ça ne va pas de soi. N’est ce pas?

Il se peut, à force d’une longue pratique, que nous finissions par comprendre.

De but, il n’ y en a pas!

Comme disait le vieux maître un peu las devant les espoirs insensés de ses disciples,
le but de la pratique, c’est la pratique. Et il priait pour qu’elle soit bonne.

Mais alors, à quoi bon? Pourquoi ces rituels, ces fatigues, ces pathétiques victoires,
ces piètres résultats ? Puisque nous voilà, au bout du compte, à peu près égaux à nous mêmes, pas vraiment changés malgré notre application vertueuse, nos humbles agenouillements, le soin maniaque pour nos kimonos un peu crasseux et l’élégance
usurpée au hakama bleu nuit?

Nous n’avons pas voulu voir ce qui pourtant et partout était dit et affichait la couleur: le blanc de l’ignorance, l’obscurité bleutée de notre nuit, cette valse que nous peinons à apprendre, le sens de son tourbillon.

C’est cela, rien que cela, tout cela.

Oui,
Bien placer ses appuis, prendre garde à sa posture, laisser passer dans nos articulations un peu du grand souffle qui anime toute chose.

Être vertical, devenir une lame.

Pourquoi ?

Mais pour enfin déchirer le voile de notre propre nuit et comprendre :

Nous sommes la question posée à l’univers à jamais prostré dans son violent silence.

Nos corps pris dans le combat, la danse, le grand mouvement que font les hommes quand ils ont la sagesse de se détourner de l’endormissement routinier ou de la réponse bête et sanglante du meurtre, nos corps donc, se rapprochent et murmurent, se disent leur tourment.
Et se rapprochant dans leurs danses d’amour et de guerre, ils produisent parfois, beauté et grâce.

Voilà l’aboutissement!

Ils parlent.

Nous n’entendons pas bien, nous faisons la sourde oreille.

Le message est clair pourtant : nous sommes porteurs de notre propre nuit. C’est nous qui produisons un noir si profond qu’il éteint le soleil.

C’est une prémonition et nous devons nous préparer.

Un jour viendra le véritable adversaire, le vrai porteur du sabre. Il sera devant nous comme il l’a toujours été. Visible enfin. Déterminé, calme, la garde basse, son visage pris dans l’ombre, légèrement détourné.

Nous saurons alors que, malgré toute notre science du combat, le savoir faire accumulé, l’habileté acquise à esquiver toujours ce qui depuis toujours nous fait face, nous ne saurons éviter ce coup là.

Le sabre s’abattra, blanc, noir, aveuglant,
Comme l’éclair déchirant une nuit.


                          Heddy Maalem

 (Chorégraphe – Réalisateur –   Professeur d’Aïkido dans                               une autre vie.)