KO debout
» La droite est passée parce que je n’étais pas suffisamment sur mes gardes.
A vrai dire, je ne me souviens même pas avoir perdu ce combat, c’est plus tard que j’ai appris la fin :
comment je continuais de battre l’air de mes poings tandis que mon adversaire levait les siens vers le ciel.
Je repense rarement à cette période. Boxe et fin d’études se mélangeaient drôlement dans ma jeune tête. Il n’y a pas si longtemps, la vérité m’est apparue : le coup qui m’avait alors assommé n’était rien d’autre que le condensé fulgurant de mon cours de philosophie !
Tout un bloc conceptuel compact que j’avais, par mégarde, reçu sur le coin de la figure.
Heureusement pour nous, le temps, cet arbitre distrait, finit toujours par jeter l’éponge et nous renonçons sagement à en découdre avec le tout du monde.
On choisit sa catégorie.
Quant à moi, depuis, j’ai repris mes esprits et voici quelque chose à quoi je suis venu :
le monde contient une myriade de rings, comme autant de scènes où livrer nos batailles, et l’on trouve toujours cette piteuse proportion; peu de vrais combattants pour des millions de supporters comptant les coups dans
l’ombre et partout la frange hautaine et avisée d’experts aux mains petites et douces.
De mon expérience du ring, j’ai gardé la conscience d’avoir été debout dans la lumière au milieu de la foule des autres, fin prêt à affronter un adversaire à jamais perdu aux confins du désert des Tartares.
Pendant ma vaine attente, le véritable combat avait depuis longtemps dépassé le premier sang. Le monde devenait un immense ring de béton où ruisselle une lumière si forte que nos yeux ne peuvent plus percer l’obscurité du dehors ni deviner pourquoi la nuit remue.
Voilà bien notre boxe d’ombres, l’invention de la danse macabre, ces corps plus morts que vifs mais qui s’empoignent encore, le visage inexpressif de la foule sous le lourd battant du gong imprévisible tout prêt de faire retentir l’heure de notre fin.
Mais moi, pendant le décompte, tandis que tous constatent le peu d’espoir où tout nous laisse, voici ce que j’ai pensé avec Mohammed Ali le Divin et qui vaudra un abrégé pour faire chanter demain : « Pique comme l’abeille, vole comme le papillon, bondis dans l’aujourd’hui, danse comme on frappe sans te fier aux cordes détendues du ring, refuse le K.O, et…
Soigne ton gauche ! »
24 février 99