JUSQU'À LA NUIT
L’été indien s’est installé dans les collines, les paysans récoltent le tournesol et le maïs, quelques chasseurs sont à l’affût du pauvre gibier qu’il reste.
Je monte à cheval.
Je vois souvent des chevreuils qui tardent parfois à fuir à notre approche. Mon chien nous suit sagement en furetant dans le sous bois. Tout est calme et presque silencieux. Chaque colline révèle un nouveau paysage, comme un pays singulier qui apparaît au rythme de notre pas. Comme les pages d’un livre écrit par une main de nature, insouciante de toute logique de récit mais qui dit une histoire magique de simplicité.
Je sens le corps entier de mon cheval rouler sous moi, il me porte sans difficulté, attentif au moindre de mes déséquilibres, à la moindre de mes indications. Il m’apprend comment écouter, la sobriété nécessaire à toute parole, la vanité du fil des pensées que mon esprit ne peut s’empêcher de dérouler au long de la route.
Il roule ses muscles puissants, s’envolant parfois dans un galop si léger que je peux percevoir ce moment qui nous suspend tous deux dans le paysage.
Je pense que je vis une forme de bonheur et que, même si rien ne dure, ce suspens animal dans la palpitation cardiaque de la nature, chauffé par le soleil un peu éteint de ce mois de Septembre, est comme le don d’un ciel pourtant indifférent.
L’odeur du cheval m’imprègne tout entier. Montent vers moi les senteurs du cuir un peu grinçant de ma selle. Celles de la terre et des champs sont exhalées par un vent chaud qui agite la végétation et inquiète l’oeil de ma monture.
Je vis par cet après midi de fin d’été ce à quoi j’ai toujours aspiré, l’approche du monde sensible et la rupture qui s’ensuit.
Ici, point de discours possible mais la présence inouïe de l’existant.
La pensée poursuit son errance mais le senti envahissant vient l’ interrompre. Pendant de courts instants, s’abolissant, elle s’incarne.
Tout est surgissement, le monde m’arrive avant qu’il me soit vraiment possible de le cribler.
Je sens le corps vivant et vibrant du cheval, masse sauvage susceptible de briser à tout moment le semblant de domestication qui fait de moi son guide un peu illusoire.
Je perçois toute l’incongruité de ma présence sur son dos. Il ne me tolère ni ne me rejette. Il est pure écoute d’un réel dans lequel il m’intègre.
J’essaie vaille que vaille d’être à son diapason, trop tôt rattrapé par l’insatiable engrenage de mes pensées.
Tout est rythme aussi et martèlement.
Les sabots heurtent le sol révélant leur message. Le souffle forge et opère comme une trouée dans l’espace. Cela dit mieux que tout discours un essentiel.
La vie enfuie à chaque pas et l’énigmatique décompte du mourir.
La tache noire et blanche de mon chien a disparu dans le fourré. J’entends les branches se briser à son passage et je perçois, ajoutée à un imperceptible raidissement, l’orientation intriguée de l’oreille de mon cheval. De la masse obscure de la végétation quelque chose s’apprête à surgir.
Soudain, un grand chevreuil explose dans le soleil. Une idée de vitesse pure me traverse tandis qu’un écart brutal manque me jeter à terre..
Je ressens mon retard sur toute chose, mon inadéquation au jaillissement.
Là-bas, le chevreuil n’est plus qu’un trait fauve sur l’argile brune du champ. Mon chien s’allonge, filant au ras de terre.
Le calme revient presque aussitôt. Je passe ma main sur l’encolure épaissie par les forces aussitôt assemblées d’une peur ancestrale.
Nous prenons le galop pour rejoindre le chien qui attends là-bas dans l’épuisement de sa course.
A la sortie du champ, un chemin pénètre sous les arbres où l’on fait parfois du bois pour les froids à venir.Tout résonne alors du choc réverbéré de la hache.
Les odeurs changent et la fraicheur soudaine du sous-bois me surprend. Il faut éviter les branches basses, les ronces qui, mues par une intention sournoise, s’accrochent à vous et déchirent la peau.
Nous abordons un long raidillon et je laisse mon cheval organiser son effort. Il gravit la forte pente avec, à chaque foulée, une puissance neuve.
Aucun refus de sa part mais une générosité entièrement donnée. Une pure perte que je lui envie, moi si comptable de mes forces.
Ni joie, ni peine, un bloc d’énergie pure gravissant la montagne du rien.
L’orée du bois débouche sur un vaste champ de blé fraichement coupé.
Le souffle à peine retrouvé, nous galopons dans un bruissement sec. Le soleil a décliné. Les animaux ont senti le moment du retour. Leur attitude a changé de manière subtile. On sent à la fois comme un empressement et une détente. Un pas comme rassuré par la certitude de bientôt rejoindre le havre de la maison et des champs alentours.
Je respire profondément, avalant l’air, le paysage, les sons, les dernières brillances du monde et expire dans le tout finissant.
Les ombres gagnent. Une paix un peu triste s’installe doucement. Le monde cesse, soudain indifférent, comme une trêve dans le saccage du jour précédant la férocité de la nuit à venir.
Toute couleur se retire, l’environnement sonore se réduit au peu de bruits que nous faisons sur cette tapisserie de silence.
Heurts assourdis du sabot sur un feutre de poussière, petite machine régulière du halètement canin .
Toute chose écoute calmement comme un orchestre discipliné aux instruments déposés, laissant place à l’interminable et muet hurlement de la vie.
Je longe maintenant le bord du lac. Deux rides noires zèbrent son éclat un peu métallique. On dirait le reflet de la moire d’une étoffe qu’une main gigantesque aurait tendu entre les arbres.
Le monde noircit. Je sais que bientôt je n’y verrai plus rien. J’ai l’impression que la masse brune que nous formons, cheval et cavalier, va, se ruant vers ce qui l’engloutit. Le pelage sombre de mon chien a depuis longtemps disparu mais je sais qu’il est là, tout prêt.
Rien n’a changé vraiment pour eux.
Jour, nuit, seule notre nature humaine nous fait naître à l’effroi.
L’animal se fond avec la nuit obscure dans laquelle nous nous débattons.
Une dernière côte me sépare de la maison où je sais que l’on s’inquiète.
Bientôt une lueur viendra entrebâiller ce qui maintenant s’est replié sur moi et m’étreint.
Je vais, comme coagulé à l’animal invisible auquel j’appartiens comme un aveugle à sa nuit. Je semble disparu et pourtant je n’ai jamais autant existé.
M’apparaît l’évidence sur laquelle notre raison pose un masque.
Aucun été ne dure.
Nous allons dans la menace de ce monde sauvage. Puis, nous continuons, avançant dans l’obscurité, portés par l’ombre de l’animal, jusqu’au plus noir de la nuit inhumaine.
Heddy MAALEM