Une vie de rêve
Il ne descendait plus au ravin.
La possibilité de se retrouver à nouveau face au sanglier lui glaçait le sang. Il évitait désormais le fourrés, bois et autres taillis dans lesquels il aurait pu faire une mauvaise rencontre.
Son aventure l’avait un peu refroidi et sa nature rêveuse s’en était trouvé un peu altérée. Non qu’il fut peureux bien au contraire, c’est même son courage et l’âme bien trempée qu’il possédait déjà qui lui jouait souvent de drôles de tours.
Il était très exigeant avec lui même au point que parfois il en venait à se perdre. Au vrai, il se demandait sans arrêt comment vivre, comment être à la hauteur de cette vie qui lui apparaissait toujours plus énigmatique.
Il avait l’impression que les autres, beaucoup d’autres avaient les réponses qui lui faisaient si cruellement défaut. Certains des enfants de son école à l’allure si dégagée et insouciante, les grandes personnes qui semblaient se mouvoir tout à leur aise dans les méandres de la vie. Sa maman qui bien que toujours un peu inquiète (surtout pour lui) lui inspirait une
sensation de calme et d’énergie comme si quelque chose au dedans d’elle la tenait toute droite et résolue. Son père était pour lui une énigme, chacun de ses pas semblait s’effectuer sans aucune indécision, un mélange de lourdeur en même temps que de détermination. Il contemplait le visage de son père avec étonnement. Que voulait dire son air sévère et cette flamme sombre qui dansait dans son regard. Comment obtenait-on un visage aussi compliqué se disait-il en regardant avec un peu d’anxiété sa bouille ronde dans le miroir de la salle de bain.
Il était plein de questions et parfois elles le débordaient.
Quand donc serait-il assez grand pour percer ce secret que tous semblaient posséder sauf lui?
Il aimait alors, si le temps le permettait, aller rejoindre les chevaux dans leur pré et s’allonger de tout son long en attendant patiemment, et ça ne manquait pas d’arriver, que leur curiosité les pousse à venir le renifler un peu.
Il adorait ces moments là. Quels drôles d’animaux vraiment! Si beaux et puissants, si craintifs aussi et doux quand ils venaient pencher leur grosse tête au dessus de sa poitrine qui alors se gonflait d’aise. Comme c’était amusant et que tout était simple. Les chevaux aussi étaient sensibles et inquiets mais eux aussi semblaient enfermer un secret.
La seule qui n’enfermait aucun secret, il en était convaincu, était bien sa sotte de chienne, énorme peluche blanche, sale et sans cervelle qui, quand elle ne dormait pas réduite à l’état de descente de lit, courait en tout sens en aboyant. Elle aboyait au vent, à la lune, aux étoiles, aux nuages et à toutes les odeurs qui emplissaient sa truffe humide.
Que n’avait-il pas pour l’accompagner au ravin un chien féroce pour le protéger. Au lieu de quoi, il savait que sa chienne était assez bête pour être tentée de jouer même avec une harde de sangliers.
Il avait aussi deux soeurs, l’une était aussi gentille et douce que l’autre une peste qui ne cessait de le persécuter. Il savait
bien au fond que toutes les deux l’adoraient mais, il en va ainsi dans beaucoup de familles, elles s’étaient partagées les rôles. Il connaissait parfaitement la partition et, il fallait bien l’avouer, prenait un malin plaisir à faire enrager l’une comme l’autre.
Elles étaient toutes deux excellentes cavalières et avaient chacune un cheval qu’elles bichonnaient jalousement. C’était d’ailleurs pour lui une occasion supplémentaire de s’inquiéter et de se monter la tête.
Quand aurait-il lui aussi son cheval? Papa ne l’aimait-il pas? Le jugeait-il incapable? L’était-il vraiment? Et ainsi de suite jusqu’à ce que tous les nuages de sa pensée en viennent à former un ciel si noir et menaçant que, seul un déluge de larmes versées sur la douce poitrine de sa maman parvenait à éclaircir.
Sa maman.
Son imagination pourtant débordante ne parvenait pas à exprimer ce qu’il ressentait pour elle. Il adorait se coucher sur le ventre de son papa et sentir avec ravissement son corps se soulever à chacune des respirations profondes.
Avec maman c’était comme…Il ne trouvait pas de mots. Oui, comme une mer chaude, ou bien comme quand il s’endormait dans son lit et qu’il sentait, déjà dans un demi sommeil le parfum du baiser qui, comme par magie le jetait dans le monde des songes.
Il rêvait.
Parfois, il faisait d’horribles cauchemars mais la plupart du temps, il rêvait. Ce qui, ajouté aux rêveries du jour faisait de sa vie, somme toute, une vie de rêve!
Pas uniquement, hélas, et comme il grandissait, il sentait bien que la vie aussi passionnante et intéressante soit-elle, était aussi pleine d’embûches et d’énigmes irrésolues.
Il rêvait bien pourtant et le rêve qui revenait le plus souvent était toujours le même. Papa lui achetait un cheval, un cheval à chaque fois plus magnifique.
Au réveil, il fallait bien se rendre à l’évidence : le temps passait et rien ne venait.
Alors, il se mettait à nouveau à remuer des idées noires.
Un jour, comme il était en train de remâcher ses soucis avec l’amère délectation que l’on prend à mastiquer un vieux chewing gum, son père lui tapa sur l’épaule :
“Il faudra bien y aller”
“Où donc, papa?” demanda t-il un peu surpris.
“Au ravin pardi, tu crois que le vieux solitaire n’a rien d’autre à faire qu’à t’attendre? Vas-y donc et si tu le rencontres, salue le de ma part!” Dit son père en tournant les talons.
“Très, très drôle, papa!”
Il était scandalisé. Voilà bien l’inconséquence des adultes. Jusqu’à son propre père qui n’hésitait pas à l’envoyer à une mort certaine. Et bien, puisqu’on ne voulait plus de lui, il irait bravement affronter son destin.
Plein d’une dignité outragée il se dirigea vers le ravin non sans avoir appelé sa chienne. Peut-être le solitaire choisira t-il de la charger à elle plutôt qu’à moi, pensait-il, toute honte bue.
Rien n’avait changé. la végétation était plus sèche, le champ par lequel il était descendu avait été récolté et ne restait des beaux tournesols que des tiges brunâtres, sèches et qui blessaient aux jambes.
Il écouta. Dans son indignation, il n’avait rien pris avec lui, ni corde, ni couteau, rien!.
Tant pis se dit-il en se laissant glisser le long du ravin. Le ruisseau avait presque disparu et à l’été finissant, la végétation commençait à se clairsemer.
Il éprouva de la joie à être là à nouveau. Rassuré par le calme absolu de l’endroit, il se détendit et observa un moment sa chienne qui creusait furieusement un énorme trou à la recherche de quelque os imaginaire.
Avec le raffut qu’elle fait elle ferait fuir un troupeau d’éléphants, pensa t-il, toute peur évanouie.
Sa chienne finit par se coucher à côté du trou avec, sur sa gueule largement ouverte, comme un sourire de satisfaction.
Quelle sympathique andouille, se dit-il.
Il observa alentour. Le vent remuait doucement quelque branches, tout était presque silencieux, quelques chants d’oiseaux au loin, plus lointain encore, le ronron d’un tracteur au labour….
Soudain, au dessus de lui sur l’autre rive, un son rauque et puissant et vaguement, entre les branches, la vision d’un pelage brun, l’éclair fugitif d’une silhouette, haute, large, énorme! Pourquoi cette satanée chienne n’aboie-t-elle pas cette fois ? Se demanda-t-il tandis qu’il escaladait la rive opposée sans demander son reste. La leçon lui avait servi. Surtout ne pas avoir la folie de vouloir vérifier cette fois !
En haut de la pente abrupte, quelle ne fut pas sa surprise quand il trébucha presque entre les jambes du cheval de son père.
Papa, papa, il y a un énorme animal de l’autre côté du ravin, vraiment ééééénooooorme!
Un autre sanglier? demanda son père.
Non, enfin je ne crois pas, bien plus haut, bien plus gros!
Voyons, voyons, qu’est ce que cela peut bien être? Sembla s’amuser son père. Va voir et reviens me le dire.
Mais, papa, tu m’as dit qu’il fallait que j’évite d’aller regarder les animaux sauvages sous le nez?
Quand tu es seul. Je suis là. Va! Fais le tour par le petit chemin et dis moi.
Un peu tremblant, il dut parcourir une centaine de mètres pour rejoindre le petit pont qui permettait de franchir le ravin. Il en remonta prudemment le bord. Un bosquet d’arbres à la lisière du champ masquait à sa vue l’endroit où il pensait avoir aperçu l’animal. Il s’approcha encore.
Heureusement se dit-il, papa a gardé la chienne avec lui, sinon la bête m’aurait repéré depuis belle lurette.
Le taillis bougea devant lui. Puis un choc sourd, l’impression d’une masse énorme cachée par la feuillée, de nouveau le même son rauque.
N’y tenant plus, il prit les jambes à son cou, vit son père à cheval qui avançait sur le sentier un grand sourire aux lèvres, se retourna et vit, sortant du couvert des arbres, un cheval dont la beauté lui coupa le souffle.
Son père riait maintenant à gorge déployée.
Alors, qu’est ce que tu attends, cours, il va sans doute t’attaquer!
Papa, je ne comprends, quoi, papa, quoi?
Mais c’est ton cheval, fiston, tu n’en veux pas?
Oh si papa, bien sur que si!!!!
Alors, prends cette longe et ramène le à la maison. Tu l’as voulu, il est à toi mais, gare, avoir un cheval, c’est une responsabilité, alors, il faudra ne pas trop rêver!
Ne t’inquiète pas papa, je ne rêverai plus du tout!!!
Son père éclata d’un rire plus fort encore.
Qu’est ce qu’il ne faut pas entendre! Allez, dépêche toi un peu et…Si tu rencontres le sanglier, saute sur ton cheval et galope!!!
Il mit longtemps à rejoindre la maison. A chaque instant, il s’arrêtait, pour regarder son cheval, le caresser, lui parler, passer sa petite main sur la douceur veloutée des naseaux, se perdre dans le noir du doux regard sans fond.
Son coeur battait à tout rompre.
Tu es à moi, dit-il tu es mon rêve et tu es vrai.
La vie était belle, belle, belle!
Pour mon fils Soleyman. Düsseldorf, Septembre 2010