Un ravin dangereux
Il courait dans la pente du champ.
Les tournesols étaient si hauts que l’on ne percevait de son passage que leur léger balancement. Il courait sans bruit, rapide et légèrement courbé, chacune de ses foulées le rapprochant du ravin qui longeait le contrebas du champ.
Il n’avait pas plu depuis longtemps mais il savait que l’eau serait haute encore. Ses bottes le protègeraient. Il avait pris un équipement succinct : son couteau bien sûr dont il avait patiemment aiguisé la lame, une corde solide de longueur moyenne suffisante pour la descente dans le ravin, son piolet qui lui permettrait de ne pas glisser sur les rives boueuses, une longue vue dont il ne se séparait jamais et avec laquelle il observait la faune nombreuse mais discrète qui peuplait l’endroit. Le tout tenu dans un sac jeté sur son épaule et qui ne ralentissait pas sa course.
Il avait de bonnes jambes et un souffle inépuisable. A vrai dire, il ne se déplaçait quasiment qu’en courant au grand dam de sa mère qui supportait mal ses courses précipitées dans toute la maison comme un pompier se ruant sur un feu improbable.
Il courait.
Il courait les bois et les champs, les collines et les lacs, tout ce qui constituait l’univers familier où se déployait sa grande aventure.
Contrairement aux adultes qu’il côtoyait et qui semblaient aveugles à tout, lui percevait le frémissement quasi impalpable de la vie. Il savait que toute une activité incessante, secrète et bien étrange régnait dans l’alentour.
Il avait compris qu’il fallait se déplacer en silence, rester vif et l’oeil ouvert en faisant de tout son corps une sorte de parabole captant le bruissement de la vie sauvage.
Il aimait profondément cela, se sentir aussi sauvage que tout ce qui l’entourait et, sachant échapper à la rationalité des hommes, vivre et palpiter dans un entremêlement auquel il participait et qu’il prenait plaisir à déchiffrer.
Il noua la corde à l’endroit habituel, une branche basse surplombant légèrement le ravin et qui ne romprait pas.
Il se trouva rapidement dans le ruisseau qui courait doucement sous un mélange de branches et de lianes. Il avançait avec précaution, se dégageant adroitement des ronces, notant les menus changements témoins de l’intense activité du lieu. Pas de traces visibles de chevreuils cette fois, pas d’eau troublée par le récent passage des animaux, le silence imposé aux oiseaux par son approche pourtant prudente….Il n’était plus très loin du terrier des blaireaux.
Malgré les recommandations de son père, il ne résistait pas au plaisir de plonger un long bâton dans les tunnels creusés par l’animal et s’amusait en imaginant la réaction renfrognée de ce grognon qui, il le savait, n’attaquait que s’il se sentait complètement acculé.
il cessa bientôt et parfaitement immobile, se mit à écouter.
Il écoutait très bien. Il avait appris à le faire sans effort et savait que c’était comme cela, en acceptant tous les sons sans se fixer sur aucun que l’on parvenait à discerner peut-être l’élément singulier qui trahissait une présence inhabituelle.
Rien.
Ou plutôt une immense symphonie de sons stridents, feutrés, heurtés, bruissant tout autour de son corps calmement à l’aguet.
Pourtant, quelque chose lui parvenait, là bas, un peu plus haut dans le cours d’eau qui se perdait sous le feuillage. Un bruit qu’il n’avait pas perçu de prime abord et qui allait se répétant à intervalles irréguliers : comme un lourd piétinement.
Il s’était déjà coulé dans le ruisseau et le remontait sans bruit prenant soin de ne faire bouger aucune branche. Les oiseaux qui s’étaient remis à chanter se turent à nouveau et le silence s’installa seulement troublé par le le bruit dont il se rapprochait et le battement de son coeur qui s’emballa brusquement quand il aperçut la large tache d’un pelage fauve.
Il s’arrêta et sentit aussitôt que le mouvement s’était figé aussi à quelques dizaines de mètres en amont.
Ses oreilles bourdonnaient. Il pris conscience de la faiblesse de sa position et faillit avoir un haut le coeur quand il se rendit compte qu’il avait laissé son sac contenant son couteau sur le talus des blaireaux.
Quelque chose avança brutalement vers lui écartant le feuillage et il se trouva pratiquement nez à nez avec un énorme sanglier qui faisait quasiment sa taille et certainement dix fois son poids.
Il avait des défenses énormes et des yeux, petits, noirs et méchants qui le fixaient sans aménité. Ses poils drus, un mélange de gris, de marron et de noir se hérissaient. Sa hure luisante se tendait vers lui en le humant. Tout l’énorme corps semblait prêt à bondir.
Il crut défaillir. Son esprit réfléchissait à une folle allure, le temps semblait suspendu!
S’il courait, il s’empêtrerait dans les branches et le monstre serait sur lui en quelques secondes. Pas d’arbre auquel grimper et la bête imposante obstruait la seule issue possible.
Il se rendit compte que ses jambes s’étaient mises à trembler de façon irrépressible.
Maman! criait au dedans de lui un petit garçon affolé.
Et papa qui était parti se promener à cheval.
Seul, il était seul au fond de ce fichu ravin où se trouvait, pour son plus grand malheur le solitaire le plus énorme et le plus féroce que la terre ait portée.
Du coin de son oeil droit il aperçut soudain quelque chose qui lui apparut comme un passage dans la végétation épaisse, un tunnel étroit sans doute fait par les animaux descendant s’abreuver.
Il ne réfléchit pas, il ne décida rien. Ses jambes cessèrent de trembler et le précipitèrent dans la trouée. Le sanglier fut surpris et apeuré par son brusque mouvement qu’il perçut
comme une menace. Il chargea.
Son poids colossal, la rive glissante, tout cela retarda heureusement la course de l’animal.
Lui filait déjà entre les tournesols. Il ne savait pas où il était ni où il allait. Il courait pour mettre le plus de distance possible entre lui et le sanglier. Il entendit bientôt le fracas des tiges qui se rompaient, écrasées par la charge de l’animal qui, sorti du fossé s’était lancé à sa poursuite. Il lui semblait sentir la chaleur de son souffle sur son épaule. Malgré son affolement il percevait distinctement les grognements furieux qui se rapprochaient dangereusement.
Le sanglier écrasait tout sur son passage.
Il courait comme jamais il n’avait couru, rien n’existait que sa course et la présence menaçante qu’il fuyait à toutes jambes.
Le galop de l’animal se rapprocha encore, le bruit des tournesols brisés était si proche qu’il se vit perdu. Le roulement du galop devint énorme.
Il était perdu !
Soudain, il se sentit brutalement happé vers le haut par une force irrésistible qui le souleva dans les airs. La bête l’avait embroché.
Accroche-toi, cria une voix familière tandis qu’il s’abattait au travers de l’encolure du cheval de son père lancé à plein galop.
Papa! Hurla t-il.
Ca va, ça va, grogna son père tandis qu’ils s’envolaient dans un galop si rapide que le sanglier, soufflant et grondant abandonnait sa charge.
Plus tard, quand l’émotion fut passée et l’histoire mille fois racontée à tous, ils allèrent à pied vers le ravin récupérer son sac et ses affaires. Ils relevèrent les traces encore fraiches de l’énorme animal, les dégâts causés aux tournesols, les blessures de la végétation qui dressaient la carte muette de son aventure.
Ah, si j’avais eu mon couteau! dit-il.
Qu’aurais tu fait armé d’un couteau si gros soit-il contre un solitaire en colère? S’exclama son père. Tes jambes ont mieux compris la leçon que ta tête. Tu as fui et c’était la seule chose à faire. Et la prochaine fois que tu entendras le bruit d’un gros animal à ta proximité, tu éviteras d’aller le regarder sous le nez.
Oui, papa, répondit-il un peu distraitement déjà tout plein de ce qu’il allait avoir à raconter à ses copains le lendemain à l’école.
Voyons comment était-il ce sanglier, énorme pour sur, bien plus haut que moi, oh oui…Pas la taille de papa mais… Presque!!!!!!!