COEUR DE BOEUF

Elle bâfre.

Cela fait plus d’une heure.

Nous sommes assis dans ce grand restaurant où l’on sert des spécialités de fondue.

Entre deux énormes bouchées, elle parle.

Elle éructe des phrases définitives.

L’imposante personne est entourée de son staff, de jeunes femmes qui font profil bas et adoptent un comportement modeste pour laisser toute la place à la voracité enjouée de leur encombrante patronne.

J’observe ce visage, les yeux surtout, qui ne reflètent rien, son comportement sans vergogne, son absence complète d’attention à autrui.

La créature a du pouvoir et en abuse.

On voit qu’elle en jouit autant que des larges tranches de boeuf qu’elle met à cuire dans le bouillon avant de les engloutir.

La jeune artiste attend.

Elle est au supplice.

Elle désespère que le producteur de son spectacle daigne lui faire un commentaire sur ce qu’elle lui a présenté plus tôt dans l’après midi.

La tonitruante madame a débarqué, flanquée de son équipe.

Elle a assisté en baillant un peu aux efforts talentueux des danseurs.

Elle n’a eu de mot pour personne même pendant la longue réunion où chacun des collaborateurs a accablé la jeune femme de ses remarques peu perspicaces et sans bienveillance.

Cela fait des mois que toute l’équipe  travaille à la réussite du prochain spectacle.

Cette dame infatuée (une dame vraiment?)  sait qu’elle tient son petit monde au creux de sa main potelée. On sent qu’elle a envie de serrer.

Elle se jette maintenant sur le poisson qu’elle engloutit y compris la tête.

Sa voracité semble sans limites.

J’ai vu la même chose partout, tout au long de ma carrière, les mêmes comportements odieux, la même suffisance, le même estomac insatiable.

L’absence de toute réelle sensibilité, une incapacité tragique à aimer, à admirer ou plus simplement à respecter ce qui vous  dépasse de si loin.

Pourquoi faut-il que, presque toujours, les gens les plus inaptes se retrouvent à ces postes clefs de la culture où l’on a le pouvoir de décider de l’existence d’un artiste?

Ils n’ont pourtant rien à voir avec l’art.

Quelle délectation pour qui n’a ni âme ni talent de pouvoir décider du sort de  qui en déborde.

Ces gens me font penser à ces créatures odieuses que l’on voit régenter les défilés de mode.

Atroces jardiniers de fleurs à peine écloses et qu’ils s’emploient à flétrir.

L’encombrant personnage en est au dessert. Je sens que cela va durer.

Je quitte ma place, préférant largement la compagnie des amis qui bavardent gaiement à la table à côté.

La jeune artiste est un peu éperdue à la table du pouvoir. Je sais qu’elle n’en a cure. Le pouvoir ne l’intéresse pas, elle a juste l’ambition légitime de réaliser ce qui, pour elle, est de nécessité, créer, exprimer ce qui lui tient à coeur et la hante.

Je pense au merveilleux texte de Nietzsche, Les mouches du marché :

« Lente est l’expérience de tous les puits profonds : ils doivent attendre longtemps avant de savoir ce qui est tombé dans leur profondeur. »

Ou encore : « La place du marché est pleine de clowns solennels – et le peuple se félicite de ses grands hommes : ce sont pour lui les maîtres du moment. »

Sagesse de celui que les mouches ont fini par rendre fou.

Nous quittons enfin le restaurant. J’observe de loin le manège de l’avantageuse bonne femme. Elle semble enfin repue mais pas encore, semble t-il, rassasiée de la souffrance qu’elle continue à infliger à la jeune femme.

On appelle son taxi. Elle va partir.

Se retournant, elle lui lance : tu peux continuer à faire comme tu voudras.

Des reliefs de son repas, elle a fini par lâcher un os, celui dont, elle le sait, l’artiste devra se contenter pour poursuivre sa route.

Elle monte dans son taxi dont les suspensions gémissent sous le poids de sa personne hyperbolique.

L’espace est enfin débarrassée de sa présence néfaste.

On respire.

La jeune artiste pleure un peu.

En son for intérieur, continue la danse de vie.

Dans le lointain, un estomac gronde et se dilate et se perd en rotant dans la désolation de sa propre nuit.

                                            Heddy Maalem